Revue transatlantique | 25 mars 2021
Antitrust dans les Big Tech • États-Unis/Chine • apprentissage et marché du travail • vaccins • États-Unis/Russie, le coup de froid • environnement
Bonjour et bienvenue dans la Revue transatlantique, la newsletter bi-mensuelle qui offre un condensé d’informations venues d’Amérique. Bonne lecture !
BIG TECH — Alignement transatlantique pour réarmer l’antitrust
par Elise Stern
Jeudi, la sénatrice Amy Klobuchar, candidate malheureuse à la primaire démocrate et ardente défenseuse d’un durcissement de la régulation des Big Tech, prend officiellement les rênes de la sous-commission antitrustdu Sénat. En février, elle avait déjà porté une proposition de loi visant à renforcer les mesures d’antitrust dans le cadre de fusions-acquisitions notamment en bloquant les “comportements d'exclusion” et en renforçant les moyens de la Justice et de la Federal Trade Commission (FTC). Dans la lignée des choix de Lina Khan, connue comme l’ennemie n°1 d’Amazon, à la FTC, et de Tim Wu comme assistant spécial du Président pour la technologie et la politique de concurrence, cette nouvelle nomination marque une volonté claire de la majorité démocrate de remettre en cause le pouvoir de marché croissant des géants technologiques.
Ce virage peut, de prime abord, apparaître naturel dans le pays qui a donné naissance au droit de la concurrence, il n’en constitue pas moins un détournement brutal de la doctrine antitrust de laissez-faire inspirée par des penseurs de l’école de Chicago dans les années 1970 (Robert Bork, Georges Stigler) selon laquelle toute position dominante de marché est au mieux transitoire. Cette approche avait prévalu depuis sous toutes les administrations américaines malgré un discours parfois critique à l’égard des Big Tech. Dans “The Great Reversal: How America Gave Up on Free Markets” (2019), l’économiste Thomas Philippon avance d’ailleurs la thèse d’une véritable divergence transatlantique entre États-Unis et Union européenne.
Aujourd’hui, sept des dix plus importantes capitalisations boursières sont des géants numériques américains et asiatiques. À elle seule, la capitalisation d’Apple dépasse la somme de l’ensemble des valorisations boursières des groupes du CAC 40. Il est devenu indéniable que l’économie numérique dispose de caractéristiques particulières favorisant la constitution et le maintien de positions dominantes. Parmi elles, on compte notamment les effets de réseau qui incitent les nouveaux utilisateurs à rejoindre les plateformes les plus installées mais également le recueil incessant et la captation exclusive d’un très grand nombre de données qui constituent une source indispensable pour entraîner les algorithmes d’apprentissage et améliorer continuellement leur performance.
Si la menace que cette dynamique présente pour l’innovation semble être à présent largement admise au sein de l’aile démocrate et par certains républicains, la route vers une nouvelle législation antitrust est semée d'embûches. Un discours patriotique avance un impératif de souveraineté nationale de consolider des géants de la tech américains face au développement de la Chine comme puissance technologique. Le choix d’Amy Klobuchar constitue d’ailleurs en soi une voie médiane : plus centriste que certains de ses collègues, elle n’appelle pas à démanteler les GAFA mais elle devrait disposer, grâce à sa proximité avec Joe Biden et Kamala Harris, de plus de ressources pour engager d’importants bras de fer antitrust.
Alors qu’en décembre, l’Europe ouvrait pour la première fois la voie à une véritable régulation des géants du numérique et notamment à un durcissement de l’antitrust avec le Digital Markets Act (DMA), ce début d’année 2021 semble marqué par une volonté des États-Unis de s’inscrire dans son sillon. Si les doutes subsistent sur le niveau d’alignement transatlantique sur ces enjeux, la récente discussion organisée par le Bruegel Institute entre Margrethe Vestager, Amy Klobuchar et Kristalina Georgieva a définitivement confirmé la volonté commune de redonner sa pleine mesure au droit de la concurrence.
CHINE et ÉTATS-UNIS — Du bras de fer au rideau de fer ?
par Marceline Doucet
La rencontre tendue entre la Chine et les États-Unis à Anchorage jeudi dernier a mis le feu aux poudres, conduisant à une brusque escalade des tensions entre Pékin et Washington en l’espace d’une semaine. Lors du sommet en Alaska, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a abandonné la rhétorique diplomatique habituelle pour dénoncer de manière frontale le génocide des Ouïghours ainsi qu’une litanie d’autres sujets “d’inquiétudes” pour Washington. Face à cette offensive, les représentants chinois ne se sont pas contentés de déclarer leur opposition aux actions d'ingérence dans leurs affaires intérieures. Ils ont surenchéri en reprochant aux États-Unis d’imposer leur modèle de démocratie dans le reste du monde, une démocratie elle-même mise à mal par Black Lives Matter et les émeutes post-électorales. L’Union européenne a elle aussi réaffirmé son engagement en matière de protection des droits de l’homme en annonçant lundi des sanctions à l'encontre de quatre hauts fonctionnaires chinois engagés dans la répression des Ouïghours, au prix d’une escalade de tension avec la Chine. Certes symboliques, ces sanctions ont été adoptées par le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis, formant un front commun inquiétant pour Pékin. Sous pression d’un véritable bloc occidental, la Chine ne plie cependant pas, nie les accusations et affirme sa force en imposant ses propres sanctions.
Comment expliquer cette montée de fièvre subite? Du côté américain, Joe Biden souhaite afficher le retour en force des États-Unis sur la scène internationale après l’ère de Trump. La Chine considère que les États-Unis sont une puissance en déclin depuis plusieurs années face à sa montée en puissance dans les domaines technologique, économique, diplomatique et militaire. Face à la concurrence chinoise, Joe Biden cherche à mener une politique de coordination internationale et réaffirme ses engagements auprès de ses Alliés de l’OTAN. Le président américain veut également s’appuyer sur l’alliance régionale en Asie et dans le Pacifique du Quad, regroupant l’Inde, le Japon et l’Australie et les États-Unis et dont le sommet virtuel le 12 mars dernier avait notamment pour objectif de contrecarrer la diplomatie vaccinale menée par Pékin dans la région Indo-pacifique. Du côté chinois, Xi Jinping mène une politique nationaliste plus ferme que jamais. La crise du Covid et l’administration Trump ont fait émergé un discours nationaliste particulièrement fervent en Chine, où la gestion efficace de la crise comparée aux difficultés rencontrées par les États-Unis a convaincu l’opinion chinoise du déclin du modèle politique et idéologique américain. La Chine fait cependant face à plusieurs défis internes: une population vieillissante et des vulnérabilités sur les plans alimentaire et énergétique. Malgré son positionnement agressif sur la scène internationale, Xi Jinping a donc tout de même beaucoup à craindre d’une action coordonnée des puissances occidentales contre son pays.
À travers le bras de fer politique entre les Etats-Unis et la Chine, on voit se profiler le schisme idéologique du siècle dernier. Le parfum de guerre froide est renforcé par la réémergence des “blocs” sino-russes et occidentaux que Biden et Xi Jinping tentent de solidifier. L’Union européenne n’a pourtant pas intérêt à se laisser entièrement absorber par le camp Américain. La Chine présente une menace idéologique et politique réelle aux valeurs des droits de l’homme et de la démocratie face à laquelle l’Union Européenne a un rôle à jouer au côté des États-Unis. Cependant elle doit rester lucide sur ses intérêts, face à sa dépendance économique envers la Chine qui risque de faire d’elle le maillon faible d’un potentiel front occidental.
APPRENTISSAGE — Le retour de l’État régulateur
par Armand Latreille
Élu sur la promesse du Build Back Better (« reconstruire mieux », un slogan qui fait allusion aux dommages économiques attribués à la mondialisation), Joe Biden était attendu sur ses programmes en faveur de l’emploi industriel. Le 21 février, la Maison-Blanche a annoncé un resserrement des règles permettant aux programmes d’apprentissage de bénéficier d’avantages fiscaux. Le Département du Travail devrait devenir la seule autorité à même de déterminer qu’un emploi est associé à une opportunité de formation.
En mars 2020, l’administration Trump avait prévu la création d’un programme d’apprentissage piloté par des entités privées. Syndicats, groupements industriels, corporations, ONG, universités et centres de formation, avaient obtenu le droit de statuer sur la conformité des programmes avec les règles fédérales. Le programme s’inscrivait dans une logique de dérégulation et de simplification des règles: pas de formalisation du nombre d’heures devant être dédiées au travail théorique dans une salle de classe, pas de mandat concernant la durée minimum de l’emploi, et élimination du ratio de mentors/apprentis.
Le débat sur l’accréditation des programmes d’apprentissage s’accompagne d’une réflexion sur l’entité compétente pour statuer sur l’accès des apprentis au marché du travail et piloter la reprise économique du pays. Pour l’administration Biden, l’état fédéral prime sur la société civile et les entreprises. Ce durcissement s’accompagne toutefois du lancement d’une procédure simplifiée et décentralisée pour l’accréditation de nouveaux programmes. Une procédure entièrement digitale permet la constitution d’un dossier qui devrait être examiné par les antennes locales du Département du Travail. Ce serrement de vis ne devrait pas freiner l’engouement autour de ces programmes, du moins en théorie. Un retour de l’État, phénomène rare aux États-Unis mais symptomatique d’un rôle volontaire, si ce n’est pas la somme fantasmagorique du stimulus, tranche avec une vision de l’Amérique entièrement gouvernée par le marché.
SANTÉ — Le Mexique et le Canada vont recevoir des vaccins des Etats-Unis
par Zachary Pascaud
Alors que plus de 80 millions d’américains ont reçu au moins une dose du vaccin contre le Covid-19, la maison blanche a déclaré avoir trouvé un accord avec le Canada et le Mexique pour leur fournir des doses de vaccins anti-COVID du fabricant suédo-britannique AstraZeneca.
Cet accord interviendrait sous la forme d’un prêt : les deux pays s’engageraient à rendre les doses aux États-Unis une fois que plus de vaccins deviennent disponibles. Les États-Unis disposent de plusieurs millions de doses inutilisées car le vaccin n’a toujours pas reçu le feu vert de la FDA, l’agence chargée d'autoriser la commercialisation des médicaments sur le territoire américain. Selon Jen Psaki, la porte-parole du gouvernent, l’accord verrait 2,5 millions de doses partir vers le Mexique, qui pour l’instant n’a reçu que 870 000 doses du vaccin d’AstraZeneca, et 1,5 millions de doses vers le Canada. Si Psaki a souligné que l’accord n’était pas encore finalisé, le ministre mexicain des Affaires étrangères, Marcelo Ebrard, s’est montré plus catégorique.
“Il existe un accord sur les vaccins avec les États-Unis suite à la conversation entre les présidents Lopez Obrador et Biden”, a affirmé Marcelo Ebrard.
Il a ajouté qu’il détaillerait vendredi les détails de l’accord.
Cet accord intervient alors que l’administration Biden, qui craint une vague d’immigration du Mexique vers les Etats-Unis dans les prochains mois, aurait demandé au président mexicain Andrés Manuel López Obrador de limiter davantage ces flux de migration. Si le timing de l’accord sur les vaccins peut faire hausser les sourcils, les deux parties assurent qu’il n’y a pas de conflit d’intérêt à l'œuvre. Pas certain que l’Union européenne, à qui la Maison Blanche a refusé de partager son stock de vaccins, soit du même avis.
WASHINGTON et MOSCOU — Coup de froid
par Léo Amsellem
Mercredi 17 mars, la Fédération de Russie a rappelé son ambassadeur Anatoly Antonov “pour consultations”, selon la formule consacrée. Cette mesure rarissime dans les relations entre les deux puissances fait suite à une escalade verbale entre le président américain, qui a qualifié son homologue russe de “tueur” et promis de futures sanctions. L’attaque frontale, si elle fait référence à l’empoisonnement du dissident russe Alexeï Navalny, intervient surtout après la déclassification d’un rapport du Conseil national du renseignement. Ce dernier établit l’existence d’opérations d’ingérence russe visant à influencer le résultat des élections américaines de novembre 2020 en défaveur de Joe Biden.
Le renseignement américain affirme que cette tentative, bien qu’infructueuse, a nécessité l’aval voire la supervision de Vladimir Poutine et d’autres hauts responsables russes. Cet effort s’inscrirait dans une stratégie d’ingérence déjà efficacement éprouvée en 2016 contre Hillary Clinton lors des élections présidentielles. Les autorités américaines ont déposé une plainte en septembre 2020 contre un citoyen russe accusé d’avoir activement participé à ces campagnes de désinformation, identifiées par le Département américain de la Justice comme “projet Lakhta”. Ces tentatives constituent l’un des pans d’une doctrine de “guerre hybride”, connue (à tort ou à raison) comme la « doctrine Gerasimov », du nom du chef d’état-major russe. Cette doctrine vise à avancer les intérêts de la Russie sans confrontation directe avec l’Occident mais en favorisant les moyens en-deçà du seuil de déclenchement d’un conflit ouvert. Ces méthodes atteignent efficacement les démocraties en frappant leurs points faibles: les opinions publiques prenant forme sur les réseaux sociaux. Le Conseil national du renseignement estime également que la Chine n’a pas tenté d’influencer le résultat des élections, puisque l’avantage conféré par la réussite d’un candidat plutôt qu’un autre n’apparaissait pas suffisant pour prendre un tel risque. En revanche, à moindre échelle, d’autres acteurs auraient tenté de défavoriser la campagne de Donald Trump. Il s’agirait notamment de Cuba, du Venezuela, de l’Iran et du Hezbollah libanais.
Cet épisode scelle durablement l’affrontement entre l’administration Biden et la Russie de Poutine, malgré un démarrage plutôt positif avec la prolongation du traité de désarmement nucléaire New Start en février 2021. Cependant, le danger pour le gouvernement russe ne vient vraisemblablement pas de l’extérieur mais plutôt de son économie, alors que le pouvoir d’achat des ménages russes baisse à cause d’un regain d’inflation sur les denrées de base.
ENVIRONNEMENT — Mauvaises augures pour les disciples du “Club carbone”
par Paul-Angelo dell’Isola
John Kerry, l’envoyé américain pour le climat, a effectué début mars son tour des capitales européennes et échangé avec son homologue Frans Timmermans, Vice-président de la Commission chargé du pacte vert européen. La rencontre devait marquer la naissance d’une alliance transatlantique centrée sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Si la Commission Von der Leyen et l’administration Biden semblent s’accorder sur la nécessité pour la Chine de réduire davantage ses émissions carbone, aucun agenda commun ou mesure concrète ne font encore consensus. L’ancien secrétaire d'Etat américain, chargé par Joe Biden de réengager les Etats-Unis sur la scène internationale en matière de politique climatique, s’est d’ailleurs dit opposé au projet de la Commission d’adopter un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), selon le Financial Times.
Les engagements européens pris en décembre 2019 dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe doivent en effet se concrétiser par la création d’un système de tarification des importations en fonction de leur empreinte carbone. Cet instrument de politique commerciale garantirait le respect des objectifs de réduction des émissions de l’Union, susceptibles d’être compromis par la délocalisation de la production à forte empreinte carbone vers des pays dont les politiques climatiques sont moins ambitieuses ("les fuites carbone”). L’alliance des politiques commerciales et climatiques serait aussi la clé de voûte d’un “club carbone” (ou “club climat”), permettant aux Etats signataires de préserver le libre échange des biens et services tout en évitant de contrarier l’efficacité des mesures nationales ou régionales de tarification des émissions carbone (comme le marché européen des quotas EU ETS).
Les réticences de l’administration Biden à l'égard de l'initiative de la Commission n’augurent donc rien de bon pour les partisans d’un “club carbone.” Mardi dernier, le think tank Bruegel a appelé de ses vœux l'administration Biden a se rallier à l'idée et inviter la Chine à rejoindre un système de coordination des politiques de tarification des émissions carbone. La tâche s'avérerait cependant difficile pour les Etats-Unis qui ne disposent pas d’un tel système à l'échelle nationale, alors même que la Chine s'apprête à lancer le plus grand marché des quotas carbone sur le modèle de celui de l’Union. Entre-temps, l’administration Biden compte encourager les pays émetteurs a davantage d’ambition en matière de réduction des émissions carbonées en organisant un sommet mondial en avril.
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